R.A.P.

Violence de l'idéologie publicitaire



par François Brune

L'insidieuse machine à propagande qu'est la publicité commencerait-elle à donner des signes de fatigue? Confrontés à la baisse d'audience, radios et télévisions doivent désormais ruser avec les auditeurs pour leur faire absorber de force ces "messages" qui, sans relâche, célèbrent l'ordre des "décideurs" et le bonheur des consommations inutiles. Car, au-delà de la manipulation et du mépris, la publicité ne dévoile-t-elle pas, d'abord, une philosophie cynique qui entend transformer le monde en marchandise?

Les élections passent, la publicité demeure. Les promesses politiques se succèdent allègrement à la surface des événements; le système de propagande commerciale, lui, continue de façonner en profondeur l'imaginaire du public, chaque jour et en tout lieu.

Ce n'est pas le principe de la "publicité", au sens originel du mot, qui est en cause (1). C'est la réalité d'un phénomène social devenu hypertrophique, et qui diffuse en permanence ce qu'il faut bien appeler une idéologie dominante, n'en déplaise aux euphoriques de la modernité qui veulent n'y voir qu'un jeu sans enjeu.

A toute forme d'idéologie dominante, deux analyses critiques peuvent être opposées: l'une, stigmatisant la nature plus ou moins pernicieuse de la "vision du monde" qui la constitue; l'autre, l'exercice même et les méthodes abusives de sa domination. C'est à ces deux niveaux qu'on doit dénoncer la violence de ce système.

Les grands traits de l'idéologie publicitaire n'ont pas changé depuis l'origine. A travers leur diversité apparente, toutes les publicités célèbrent le produit héros. La marchandise est le centre et le sens de la vie; le marché (super ou hyper) est son temple obligé. Le message constamment répété est clair: la consommation résout tous les problèmes. Toutes les dimensions de l'être, corps, coeur, esprit, peuvent se trouver dans le produit. Les marques nous fournissent identité et personnalité ("Ma crème, c'est tout moi"). Les marchands (et la dynamique capitaliste qu'ils servent) forment une instance assistantialiste permanente au service de la collectivité.

Le rêve lui-même s'achète, puisqu'on vient nous le vendre. Le bonheur se constitue finalement d'une somme de plaisirs immédiats, à programmer du matin jusqu'au soir. Il n'y a pas à se poser de problèmes métaphysiques; tout nous est résolu d'avance. L'existence a un but infiniment simple: il suffit de "croquer dans la vie" (de préférence "à pleines dents"). L'homme bronzé recto-verso est l'idéal du moi valable pour tout un chacun. Message parfaitement compris par une lycéenne qui écrivait: "A la télévision, heureusement, il y a la publicité pour nous simplifier la vie"...

Une étrange thérapie sociale

Cette philosophie, hautement idéaliste, se complète de traits maintes fois dénoncés, mais plus que jamais présents: l'éternelle célébration du nouveau (qui disqualifie ipso facto tout passé), la pseudo-libération des désirs (aussitôt asservis à la pulsion d'achat), l'appel au consensus terrorisant (ralliez-vous à l'événement-produit: il est votre époque), la déraison conviviale (allons, craquez, rejoignez l'euphorie collective) et, plus généralement, la vampirisation de tous les thèmes à la mode de la vie sociale, culturelle ou politique (2).

La vision réductrice des publicités ne se limite pas à ce contenu. Celles-ci façonnent aussi, par leur langage, les modes de pensée des jeunes générations. Le discours publicitaire cultive une rhétorique de l'association selon laquelle n'importe quel produit peut être allié à n'importe quelle image: toute réalité peut ainsi être manipulée; toute "valeur" peut être récupérée, puis réduite à des "signes" consommables. Une telle "logique" peut déboucher sur la perversion de l'idée même de valeur, lorsque l'on voit par exemple l'éthique ou la beauté du sport délibérément associées à la célébration de boissons alcoolisées (3). Les films publicitaires, qui s'emploient à faire de tout produit un spectacle, contribuent à renforcer chez l'enfant la confusion entre le monde et l'image: l'évident, c'est le visible. Le rythme chaotique des spots, jouant des sophismes de l'image et du montage, habitue les plus petits à vivre leur relation aux choses sous la forme de l'adhésion-réflexe. Le langage publicitaire s'ingénie ainsi à retarder la lente édification de leur raison critique. Sous prétexte de séduction et de poésie, la publicité actuelle est un opérateur de déstructuration mentale.

Cette déréalisation du monde, qui se donne l'alibi de crée un "imaginaire", ignore délibérément la réalité de la crise. On aurait pu penser que le chômage, l'exclusion, la pauvreté freineraient l'exhibition du discours publicitaire et feraient taire les sirènes de la surconsommation. Il n'en est rien. Qu'importe la "fracture" sociale, puisqu'on s'adresse à la majorité nantie! Qu'importe si des centaines de milliers d'individus sont forcés de contempler chaque jour des modèles d'existence qui leur sont rendus inaccessibles par leur exclusion! On ne s'émeut pas de cette violence quotidienne. Après tout, pourquoi refuserait-on aux pauvres de rêver à ce que possèdent les riches: n'est-ce pas ce qui se fait dans le tiers-monde (4)?

A l'ordre économique, qui a pour effet d'exclure les pauvres, s'adjoint désormais l'ordre publicitaire, qui a pour fonction de nous les faire oublier. Au reste, un publicitaire de renom expliquait, il y a quelques années: "Plus les individus portent attention à la publicité, plus ils nient la crise et ses fondements structurels. Par là même, ils retardent et arrivent à éviter la dure rencontre avec les réalités quotidiennes (5)." Admirable thérapie! Schéma à la mode d'affrontement des problèmes, par la fuite dans l'irréel comme dans la drogue!

Si la publicité restait localisée dans son domaine propre (dans le cadre des centres commerciaux par exemple), l'honnête homme la trouverait sans doute tolérable. Mais elle poursuit sans fin son expansion, "hors de son champ économique spécifique", en répondant au reproche de saturation... par la sursaturation! Le discours publicitaire n'est pas seulement totalitaire en ce qu'il prétend enfermer le tout de la vie humaine dans la consommation et la marchandise, il l'est bien plus encore en ce qu'il tente de soumettre à son emprise l'ensemble de la cité, contournant les résistances qu'il ne peut forcer, occupant tous les espaces de liberté, jouant plus encore de la passivité que de la séduction et, pour finir, usant de cette violence subtile, qui n'est certes pas la moindre: la violence institutionnelle.

La "pub" s'est institutionnalisée: elle est "légitime", elle est "naturelle"; on la respire comme l'air même dans villes et des médias; ses enseignes et affiches, passées du centre aux périphéries urbaines, embellissent gracieusement nos campagnes... Cet impérialisme, maintes fois dénoncé naguère, n'apparaît plus même aux yeux de ceux qu'il colonise (6). Voyez ses débordements à la télévision: on ne discute plus le nombre de spots journaliers, on discute maintenant sur le nombre de "minutes par heure" auxquelles ont droit les publicités. Qu'est-ce qui est normal? se demande-t-on: onze minutes? treize minutes? quinze minutes? S'agissant du saucissonnage des films, c'est sur la "seconde" coupure que les chaînes privées sont passées à l'offensive. Il y a débat, certes; mais ce n'est jamais pour déplorer la violence par effraction qui est faite aussi bien aux oeuvres parasitées qu'à la conscience des spectateurs piégés. C'est simplement pour discuter le délicat partage d'une manne publicitaire non extensible. Le salut du troupeau ne tient pour l'instant qu'à la dispute des loups.

Quel citoyen ose encore s'étonner de l'hypertrophie de l'idéologie commerciale, qui transsude par tous les pores des programmes télévisuels? Les émissions sponsorisées jusqu'à satiété, les produits et les marques liés aux sacres des champions, la vague de stars qui viennent se vendre, le consensus sur la "publiculture" dont on célèbre l'art de manipuler les masses, les débats mêmes sur certaines campagnes indécentes (dont l'abus cautionne, a contrario, la légitimité des autres), tout vient consacrer la puissance oppressive du système.

Or l'omniprésence quantitative du phénomène publicitaire entraîne un changement qualitatif de sa façon d'imposer ses modèles. Ce discours dominant ne dit plus: "Faites ainsi"; il dit: "Tout le monde fait comme cela". L'injonction quotidienne n'est pas "Voici ce que tu dois être", mais: "Voilà ce que tu es". Le mode indicatif se révèle dès lors beaucoup plus insidieux que le mode impératif. Il suffit que les mêmes images, les mêmes consommations, les mêmes sources se répandent "dans le cadre médiatico-publicitaire" pour que, aussitôt, la foule les reçoive comme régnantes, et donc devant être suivies. L'omniprésence du produit et de ses signes crée l'illusion à la fois d'un partage démocratique et d'un consensus idéologique. La banalisation devient la forme moderne de la normativité. On n'échappe pas à des modes de vie qui semblent déjà les nôtres. Le plus pernicieux des modèles est celui qui joue au miroir: personne ne peut plus protester de sa différence.

Or nos publicitaires, justement, usent et abusent du sophisme du miroir, pour clamer leur neutralité. Nous ne conditionnons pas, disent-ils, nous reflétons. Ils n'avouent pas qu'ils ne reflètent un peu que pour conditionner beaucoup. Leur technique, en effet, joue sur trois temps: photographier effectivement certains aspects de l'individu ou certaines tendances du public; sélectionner, parmi ces traits, ce qui peut s'accorder avec l'idéologie de la consommation; amplifier alors, à l'intention de l'ensemble du public, les modèles ou styles de vie ainsi constitués.

Leur manipulation constante consiste ainsi, avec du reflet sélectif, à produire du conditionnement massif. Cette gigantesque opération sociale réussit d'autant mieux qu'elle ne se voit opposer aucun réel contre-pouvoir institutionnel.

S'il y a en effet, au niveau purement commercial, une certaine défense des consommateurs contre certaines publicités, il n'y a pas de droit de réponse au niveau idéologique. Il n'y a pas d'espace médiatique pour un discours critique. Personne n'ira demander dix minutes par heure sur le petit écran pour exprimer son désaccord sur les modèles d'existence prônés par la publicité. Ni la femme maltraitée dans l'image donnée d'elle, ni l'enfant frustré par l'achat qui n'a pas tenu ses promesses, ni le travailleur insulté par la récupération caricaturale de son image, ni l'humaniste qui voit flétrir les valeurs auxquelles il croit, ne peuvent dénoncer hautement la violence morale qui leur est faite. La résistance à l'idéologie publicitaire ne peut suivre que la voie de la protestation privée, dans la quasi-clandestinité (7).

Loin d'admettre les résistances critiques du citoyen normal, l'institution publicitaire opère sciemment un chantage à l'anormalité qui frappe d'ostracisme tous les "publiphobes (8)". Elle pousse ceux qui la rejoignent à rejeter ceux qui se plaignent d'elle, tendant par là, comme tout système totalitaire, à transformer ses victimes en bourreaux. Quiconque émet des doutes est suspecté d'archaïsme. Parler de conditionnement, de mercantilisation de l'imaginaire, c'est passer pour tenant d'une sociologie marxiste dépassée. L'individu vraiment "évolué" doit en même temps rejoindre le grand nombre (supposé publiphile) et rire des marginaux (supposés rétrogrades). Des philosophes "post-modernes" soutiennent de leurs sophismes cette position, tant ils craignent eux-mêmes d'être exclus de la modernité (9).

Ce refus de tout contre-pouvoir triomphe dans une dernière interdiction, dans un ultime chantage: oser attaquer le phénomène publicitaire, nous objecte-t-on, ce serait favoriser le chômage en freinant la consommation. Comme si la stagnation de la consommation n'était pas liée d'abord à celle du pouvoir d'achat! Comme si, dans une société à deux vitesses, le salut du pauvre était directement dépendant de la boulimie du riche! Comme si l'impasse dans laquelle devraient s'égarer nos sociétés consistait, en cette fin de siècle, à s'aliéner culturellement pour survivre économiquement!


Notes:

- (1) Dans sa première acception, la publicité désigne le fait de faire connaître au public ce qui a un intérêt public (qu'il s'agisse de débats, d'ouvrages ou de produits). Ce sens uniquement informatif n'a évidemment plus rien à voir avec l'ampleur actuelle du phénomène publicitaire.
- (2) Voir Emmanuel Souchier, "Publicité et politique", Le Monde diplomatique, décembre 1994.
- (3) Les marchands de mort - par le tabac ou par l'alcool -ne désarment pas, on le sait, contre la loi Evin qui freine leur publicité (notamment dans le cadre des retransmissions sportives). Le mouvement Alliance pour la santé a dû récemment dénoncer le "complot des cigarettiers", en rappelant que "la publicité viole la conscience des plus jeunes et des plus démunis" (Le Monde, 1er juin 1995).
- (4) Voir François Brune, "L'annonce faite au tiers-monde", Le Monde diplomatique, mai 1988.
- (5) Bernard Brochant, dans sa préface au livre de B. Cathelat, Publicité et Société, Payot, Paris, 1987.
- (6) Voir François Brune, "De l'impérialisme publicitaire", Le Monde diplomatique, janvier 1986.
- (7) Ceux qui désirent sortir de la clandestinité peuvent rejoindre le mouvement Résistance à l'agression publicitaire: 61, rue Victor-Hugo, 93500 Pantin. Tél. (1) 46-03-59-92.
- (8) Le mot "publiphobe" provient, on le sait, d'une campagne lancée par la profession publicitaire, au début des années 70, pour ridiculiser ceux qui tiennent trop à leur liberté d'esprit...
- (9) Lire les exemples cités par Jacques Blociszewski, "La publicité, culture de notre temps?", in Manière de voir, n° 19.



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