R.A.P.-Échos 1
R.A.P.-Échos n°1
JANVIER 1993
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Dans ce numéro :
Origine de Résistance à l'Agression Publicitaire
Le premier éditorial
Un double combat
Du venin au brouillard
Pourquoi cette résistance ?
Origine de Résistance à l'Agression Publicitaire
L'année 1991 a vu se rencontrer une vingtaine de personnes que séparaient leurs origines géographiques, professionnelles, leurs convictions morales, politiques, spirituelles, mais que rapprochait le même refus de l'agression publicitaire. Certaines avaient déjà œuvré dans ce sens, par le biais de pétitions, de protestations, de publications. Elles l'avaient fait dans l'ombre ou dans le cadre de réseaux associatifs. Mais tout cela au coup par coup. Manquait l'organisation. Celle-ci fut élaborée lors de trois réunions qui aboutirent, le 20 juin 1992, à la naissance de l'association.
Premier éditorial
A moins de vivre sur une île déserte, personne n'échappe au phénomène publicitaire : boîtes aux lettres envahies, intrusions téléphoniques, haut-parleurs tonitruants, affiches blessantes, films interrompus, et autres agressions des sens et de l'esprit.
Chacune de ces atteintes peut nous inspirer de l'agacement, de l'indignation, de la colère. Voire un sentiment de révolte, devant tel ou tel message violant notre intimité au mépris de notre liberté, ou insultant à la misère du monde.
Des mots nous viennent parfois à l'esprit : abrutissement, aliénation, conditionnement, décervelage, dictature, envahissement, harcèlement, impérialisme, manipulation, matraquage, mensonge, pollution, propagande, totalitarisme, violence, etc.
Certaines personnes résistent déjà individuellement: boycott, protestations, procès ; beaucoup se résignent, se croyant isolées devant l'ampleur du phénomène.
Il importe maintenant, contre le fatalisme ambiant, de se réunir en vue d'une reconquête collective de l'espace public et privé.
Il ne suffit plus, en effet, de dénoncer les cas flagrants de "publicité mensongère" ou d'atteinte à la dignité des personnes(les enfants, par exemple). Il s'agit d'opposer un contre-pouvoir au système publicitaire omniprésent, dont les nuisances concernent tout un chacun: manipulation psychologique, propagation de contre-valeurs, dégradation du langage, gaspillage des ressources, augmentation globale des coûts, maintien de la misère - notamment dans le tiers monde -, corruption et asservissement de la presse, ingérence dans les relations humaines.
La résistance à l'agression et à l'idéologie publicitaires met en cause les ressorts mêmes de l'économie "libérale" : la défense de nos droits et libertés menacés par la tyrannie publicitaire est un combat difficile et permanent. La prise de conscience individuelle et la lutte collective sur le terrain législatif et politique sont indissociables.
Que ceux qui sentent la nécessité d'une mutation en profondeur et souhaitent travailler ensemble à un changement des mentalités n'hésitent pas à franchir le pas et à nous rejoindre: nous avons besoin de personnes convaincues et combatives.
Un double combat
par François Brune
L'oppression matérielle, quantitative, omniprésente, est l'aspect le plus visible de la publicité. Mais il n'est pas le seul. L'autre est plus caché, plus insidieux, mêlé aux autres langages dits "de notre temps" : c'est sa nature idéologique. Le premier nous est insupportable par l'encombrement extérieur dont il obstrue notre existence quotidienne ; le second l'est, bien plus encore, par les idées, les réflexes, les images parasites dont il peuple nos têtes.
Aussi sommes-nous conduits à un double combat. Il y a une résistance physique, matérielle, quantitative à opposer à toutes les manifestations, les affichages, les tirs de barrage médiatiques qui nous assaillent à chaque campagne. Mais il y a aussi une lutte idéologique à mener contre les modèles de vie, de modernité, de bonheur qui nous sont présentés comme idéal d'existence dans la société de consommation, et qui sont d'autant plus insidieux qu'ils se sont généralisés : l'idéologie publicitaire ne se cantonne plus dans la seule publicité. Elle imprègne tout le champ médiatique.
Il y a, à un premier niveau, de bons ou de mauvais produits, des publicités plus ou moins informatives, des campagnes plus ou moins agressives, des procédés commerciaux plus ou moins malhonnêtes, et cela mérite bien une guerre de tranchées, des dénonciations précises, des actes ponctuels, des actions juridiques.
Et il y a, au second niveau, continûment et subrepticement, le système idéologique qui réduit toute la vie aux spectacles de la consommation(elle est l'avenir des jeunes, futurs chômeurs ou non), qui assimile le bonheur à l'achat des produits, qui pousse le grand public à une fuite en avant dans une euphorie anti-crise, qui frustre les plus faibles en leur faisant désirer les biens qui ne comblent pas les plus riches, qui entraîne des majorités de bonne foi dans une sorte d'intolérance tranquille (elles en arrivent à dire : "Comment peut-on ne pas aimer la publicité, alors qu'elle est partout et que nous baignons dedans ? Il faut vivre avec son temps."), et qui menace d'exclusion tous les rebelles aux formes dégradées du "bonheur" que diffusent les médias.
Contre ces effets idéologiques de la publicité, il n'y a guère d'arme juridique. La seule force efficace est la lucidité, la conscience toujours en éveil, l'état d'alerte intérieur contre les mystifications dont nous sommes l'objet, et contre les complicités qu'elles peuvent trouver en nous-mêmes. La lucidité, et ses corollaires actifs : l'explication, l'analyse, la démystification, le débat, l'éducation, partout où cela est possible, et auprès de ceux qui le veulent bien. A ce niveau, la guerre de tranchées ne suffit plus. Il faut aussi dissiper sans cesse les fumées pernicieuses qui polluent le ciel environnant. Un gilet pare-balles ne suffit plus, lorsque c'est l'air du temps qui est "gazé"...
Soyons militants. Soyons intelligents. Soyons pédagogues. C'est en répandant la lucidité critique sur l'idéologie publicitaire que nous rendrons inopérantes les images, les fausses valeurs dont elle se sert pour vendre. Il faudra bien faire reculer l'ordre commercial en désamorçant ses pièges. Obliger le "faire-vendre" à redevenir un simple "faire-connaître". Obliger le produit à ne plus envahir le champ social et à réintégrer sa sphère propre, celle du simple "centre commercial". Ainsi, le travail de riposte matérielle (premier niveau du combat)est inséparable du travail de critique idéologique, second niveau de résistance. C'est notre citoyenneté, libre et entière, qui est à reconquérir et à vivre à travers ce double combat.
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Du venin au brouillard
par Yvan Gradis
Ce qui est mauvais pour la personne ne peut être bon pour la société.
La boulangère me remet ma baguette dans un curieux emballage oblong, qui se présente lui-même, en lettres vertes et rouges : "Je suis un sac spécial alimentaire : gardez-moi pour mieux garder votre pain". Avant que je lui rende sa politesse, il continue, sur l'autre face : "Prévoyez, modulez vos passages, faites adapter vos messages. "Mes passages ? Mes messages ? Suis-je bête ! Ceci ne s'adresse plus à moi, mais aux bijoutiers, marchands de vêtements et autres instituts balnéo-sportifs qui ont bien voulu égayer ce triste sac de leurs réclames.
J'attends une émission de télévision. La chaîne, aux petits soins pour sa clientèle, craignant de la voir fuir comme une bande de moineaux, passe à l'écran cette formule : "Dans3 petites secondes, votre émission..." Touchante sollicitude! Trois petites secondes plus tard, en effet, commence quelque chose...que je n'attendais pas : la publicité. "Mon" émission ne viendra qu'après plus de trois longues minutes. Ah! l'humour commercial!
Je rêvais de gloire. Je l'obtins. Un beau matin, je reçois un journal. La une m'est entièrement consacrée ! Mon nom y apparaît en gros titre, puis répété dix-sept fois ! Mais la gloire tourne au cauchemar, quand j'apprends ce qui m'arrive: je suis "sur le point de perdre 150 millions de centimes"! Mais je me rends vite compte de ma bêtise : il suffit que je renvoie le numéro gagnant, et les 150 millions sont à moi ! D'ailleurs le chèque est là, sur la page : je peux le toucher ! Je serais bête de ne pas y croire... Mais tout cela n'est qu'un attrape-nigaud. Je serais bête d'y croire. Me voilà ballotté entre deux bêtises au choix...
Hier soir, au restaurant, j'aperçois mon médecin, en compagnie d'une très jolie femme qui n'est pas la sienne. Elle parle, il écoute. Quand arrive l'addition, elle paye, avant de lui remettre, en souriant, un petit paquet cadeau sur l'emballage duquel j'arrive à lire : "Laboratoire Frilox". Il l'ouvre et en sort un petit objet métallique. Il semble ravi. Aujourd'hui, je vais le consulter pour des maux de ventre. Sur son bureau, je reconnais l'objet d'hier : un porte-clé en forme d'estomac. Sur l'ordonnance, le docteur écrit : "Frilox". Très sûr de lui, il ajoute de vive voix : "C'est tout nouveau, ça vient de sortir ; avec ça, vous revivrez dès ce soir !"
Mon horloger - ceci n'est pas de la science-fiction ! - m'a convaincu de troquer ma vieille montre contre une nouvelle, révolutionnaire :"Elle mesurera vos pulsations cardiaques." Au bout d'un mois, comme convenu, je la lui rapporte, pour bilan. En me la rendant, il commente: "Pas fameux, mon cher, et si je peux me permettre un conseil, pas trop de lectures pornographiques après les repas !" Avant même que j'aie pu lui demander quoi que ce soit, il me raccompagne à la porte. Le soir, après le dîner, alors que je prends en main mon magazine... préféré, mon doigt rencontre une imperceptible proéminence, sous la page de couverture : une pastille. A l'intérieur, un microprocesseur ! Je comprends tout : la pastille renseigne la montre, qui renseigne l'horloger, qui renseigne... Mais qui donc cherche à connaître la fréquence, la durée, l'heure de mes rapports avec ces femmes à poil ?
A propos de femmes à poil, je regarde celles qu'on emmène à la chambre à gaz. C'est dans un film, que diffuse la télévision à la mémoire des victimes de la Shoah. Savent-ils, ces hommes, ces femmes, ces enfants, que leur martyre n'aura pas été inutile, qu'il aura servi, l'espace d'un soir, à vendre du jambon, du saucisson? Je n'ai pas connu l'époque des chambres à gaz : c'est pour moi que le film a été fait. Pour me faire communier, moi le vivant, avec eux, les exterminés d'hier. Et d'aujourd'hui. Et de demain. Or, j'ai autant besoin de manger que de communier. En entrelardant la commémoration de l'Holocauste d'images de charcuterie, plus belles, plus intenses, plus pénétrantes, on me les rend, sinon plus crédibles, du moins plus présentes que celles du film. Bientôt je ne saurai plus lesquelles croire... En troublant ma vue, on nie le génocide et l'on assassine les morts.
Ainsi procède la - mauvaise - publicité : par obnubilation. Qu'ils agressent ou qu'ils amusent, qu'ils agacent ou qu'ils indiffèrent, les sacs à pain, les "trois petites secondes", les promesses de millions, les porte-clés-estomacs, les montres espionnes et autres lardons publicitaires contribuent à ce brouillard qui envahit tout, le dedans comme le dehors, ce brouillard où l'homme se perd et le monde s'annule.
Les résistants à l'agression publicitaire sont des laveurs de vitres.
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Pourquoi cette résistance ?
par René Macaire
De jour et de nuit, par la télévision notamment, des millions de "personnes humaines" sont conditionnées d'un même pas et à acheter et à se complaire dans ce qu'il y a de plus superficiel en l'homme.
Avec bien des amis, nous estimons que nous sommes là devant une situation du même type que celle des pays totalitaires. Personne ne peut échapper à la propagande. Nous pensons du même coup que le retrait de ce conditionnement, son boycott, devient un élément intégrant de la morale personnelle. Peu de citoyens prennent conscience de cette nouveauté éthique, c'est vrai, mais pourquoi cette prise de conscience ne ferait-elle pas sa percée ?
Car enfin comment est-il possible de se dire contre la guerre, contre la famine, contre le chômage, contre la misère, et de rester complice des médias qui, surtout à la télévision, à80 ou 90 % aux heures de grande écoute, ne mettent en valeur que les forces du prestige, de l'argent et de la jouissance immédiate, conditionnant des milliards de consciences à la médiocrité, les y enfermant en les fascinant, alors qu'il "faut" des millions d'hommes et de femmes en croissance d'être pour sortir le monde de ses impasses ?
Nous devons nous retirer de ce jeu en refusant d'acheter ce qui est vanté par des publicités asservissantes et en le faisant savoir. Le boycott devient un devoir de conscience. Même si "mon" acte n'est pas suivi d'effet, même si mon voisin ne fait pas comme moi, peu importe; c'est une autre question. Quant à moi, en harmonie avec ma conscience(et non avec un quelconque ordre moral imposé!), j'agis ainsi.
Ne serions-nous que 10 000 à entrer dans cette résistance totalement non-violente, à la Gandhi, que, peut-être, un changement s'amorcerait.
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