L’enseignement n’échappe pas aux exigences du monde économique
contemporain. C’est pourquoi l’école n’est pas seulement appelée
à se privatiser, devenant un vaste marché sur lequel se ruent
déjà des investisseurs en quête de rentabilité,
elle est surtout sommée de se « moderniser ». Autrement
dit, d’adapter ses structures et ses contenus afin d’assurer la préparation
des futurs travailleurs et consommateurs aux besoins de l'entreprise. Mais
cela, bien sûr, risque de se faire au détriment de ses missions
fondamentales.
Rentabilité d’abord
Beaucoup de responsables économiques estiment, comme l’OCDE, que «
la mondialisation (…) rend obsolète l'institution implantée localement
et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle
“l'école” et, en même temps qu’elle, “l'enseignant” » (1).
Actuellement, les dépenses mondiales d'éducation représentant
la coquette somme de 2000 milliards de dollars, il y a là de quoi faire
saliver pas mal d'investisseurs. Pour le consultant américain Eduventures,
les années 90 « resteront dans les mémoires pour avoir permis
l'arrivée à maturation de l'enseignement de marché (“for-profit
education”). Les fondations de la prometteuse industrie éducative du
XXIe siècle ont commencé à fusionner pour atteindre leur
masse critique » (2).
Le développement de la demande de formation tout au long de la vie favorise
en effet l’émergence d’un marché de l’enseignement. Un autre puissant
catalyseur du marché mondial de l'enseignement est le développement
d’Internet. Selon la banque d'affaires Merril Lynch, le marché de l’enseignement
« en ligne » est passé de 9,4 milliards de dollars en 2000
à 54 milliards fin 2002 (3). L’Organisation Mondiale du Commerce et la
Banque Mondiale œuvrent activement à cette libéralisation, notamment
à travers l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services).
Le système éducatif est donc appelé à devenir flexible
et compétitif. Dès 1989, le puissant lobby patronal de la Table
Ronde des Industriels européens écrivait que « les pratiques
administratives sont souvent trop rigides pour permettre aux établissements
d'enseignement de s'adapter aux indispensables changements requis par le rapide
développement des technologies modernes et les restructurations industrielles
et tertiaires » (4). Aussi, depuis quinze ans, tous les pays européens
se sont-ils engagés sur la voie de la décentralisation et de la
dérégulation de l’enseignement.
Flexibilité des travailleurs
Depuis vingt ans, la violence des luttes concurrentielles conduit les décideurs
économiques à répéter sans arrêt que l’École
devrait mieux soutenir cette compétition économique. On manque
de travailleurs qualifiés et les qualifications ne répondent pas
à nos demandes, disent-ils. Plaident-ils donc pour un important investissement
dans l’enseignement ? Pas du tout, car ils regrettent en même temps que
notre système éducatif soit « trop coûteux ».
Ce qu’ils réclament, c’est une « adaptation » de l’enseignement
— de ses structures et de ses contenus — à leurs « besoins ».
Or, ceux-ci sont dictés par deux caractéristiques de l’environnement
économique :
Premièrement, l'instabilité. L'accumulation des connaissances
et la recherche de compétitivité produisent une accélération
des bouleversements technologiques, avec leur cortège de faillites, de
restructurations et de délocalisations. Prévoir l’avenir est de
plus en plus difficile. Dans ces conditions, l’essentiel — aux yeux des employeurs
— n’est pas de doter chacun de vastes connaissances, mais d’assurer l’adaptabilité
des travailleurs et des consommateurs.
Deuxièmement, la dualisation du marché du travail. La «
nouvelle économie » ne réclame pas que des informaticiens
et des ingénieurs. On assiste au contraire à une explosion des
emplois précaires, des emplois à faible niveau de qualification
: vendeurs, gardes, agents d'entretien, remplisseurs de distributeurs de Coca-Cola,
etc. représentent maintenant 60% des créations d’emplois. Dès
lors, estiment les dirigeants de l’économie, il faut en finir avec l’idée
de démocratiser les études.
Les travailleurs sont amenés à évoluer dans un environnement
de production qui change sans cesse. Or, la complexité croissante des
techniques mises en œuvre rend la formation plus importante que jamais. Comment
résoudre ce dilemme ? Par l' « apprentissage tout au long de la
vie ». Pour l'OCDE, cette doctrine n’a aucune ambition humaniste. Elle
« repose sur l'idée que la préparation à la vie active
ne peut plus être envisagée comme définitive et que les
travailleurs doivent suivre une formation continue pendant leur vie professionnelle
pour pouvoir rester productifs et employables » (5).
Dans un tel cadre, la transmission de connaissances, l’acquisition d’une culture
commune, n'est plus jugée primordiale. Les savoirs cèdent la place
aux « compétences » : utiliser un ordinateur, communiquer,
travailler en équipe, etc. Il devient, en effet, nécessaire explique
le Conseil européen, d’« accorder la priorité au développement
des compétences professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation
des travailleurs aux évolutions du marché du travail » (6).
Formation des consommateurs
Le consommateur est aussi la cible de la « rénovation »
de l'école. La création de nouveaux marchés de masse, liés
aux technologies modernes, exige que les clients aient acquis les compétences
nécessaires. Ainsi, en octobre 1996, la Commission européenne
a lancé le plan d’action « Apprendre dans la société
de l’information », pour que tous les jeunes découvrent l’utilisation
des ordinateurs à l’école. Elle explique : « Le marché
européen (des TIC) demeure trop étroit, trop fragmenté
et le nombre, encore trop faible, des utilisateurs et des créateurs pénalise
notre industrie. (…) C'est pourquoi il était indispensable de prendre
un certain nombre de mesures pour l'aider et le stimuler. C’est l'objectif du
plan d'action » (7).
L'entrée des marques dans les écoles est un autre signe de cette
volonté d'utiliser l'enseignement pour soutenir les marchés. Fin
1998, la Commission européenne diffusait un rapport sur « Le marketing
à l'école ». Dans leurs conclusions, les auteurs vantaient
les « avantages matériels et pédagogiques » de ces
pratiques (8).
Régression sociale et culturelle
La mise en adéquation de l'enseignement avec les nouvelles attentes
des puissances industrielles et financières débouche sur deux
conséquences dramatiques : l'instrumentalisation de l'école au
service de la compétition économique et l'aggravation des inégalités
sociales dans l'accès aux savoirs.
Après la Deuxième Guerre mondiale, sous la pression d’une forte
demande de main d’œuvre qualifiée, l'école s'était massifiée
en permettant aux enfants du peuple d'accéder – enfin ! – à des
savoirs réservés jusque-là aux enfants des classes privilégiées.
Mais à peine cette massification a-t-elle été menée
à son terme que l’on somme déjà l'enseignement de ramener
l'instruction du peuple dans les limites qu'elle n'aurait, aux yeux de certains,
jamais dû franchir : apprendre à produire, à consommer et,
accessoirement, à respecter les institutions en place. Ainsi, loin de
soutenir l’institution scolaire dans sa difficile démarche d’instruction
et d’éducation critique, les lobbies économiques suivis par nombre
de décideurs politiques, lui enjoignent de rabaisser ses ambitions au
rang d’un formatage de producteurs et consommateurs. Ceux qui voudraient davantage
devront se payer l’école privée. Quant à l'école
publique, elle n'aura plus, selon le propre aveu de l'OCDE, qu'à «
assurer l'accès à l'apprentissage de ceux qui ne constitueront
jamais un marché rentable et dont l'exclusion de la société
en général s'accentuera à mesure que d’autres vont continuer
de progresser » (9).
Nico Hirtt
Auteur de Les nouveaux maîtres de l’école (Aden, 2005), L’école
de l’inégalité (Labor-Espaces de Libertés, 2004) et L’école
prostituée (Labor-Espaces de Libertés, 2001).
Notes :
(1) OCDE, Politiques du marché du travail : nouveaux défis. Apprendre
à tout âge pour rester employable durant toute la vie. Réunion
du Comité de l'emploi, du travail et des affaires sociales au Château
de la Muette, Paris, 14-15 octobre 1997, OCDE/GD(97)162.
(2) Adam Newman, What is the education-industry ?, Eduventures, janvier 2000.
(3) Le Monde, 2-3 juillet 2000.
(4) Table Ronde des Industriels Européens, Education et compétence
en Europe, Etude la Table Ronde Européenne sur l'éducation et
la formation en Europe, février 1989.
(5) OCDE, Analyse des politiques d'éducation, 1998.
(6) Pour une Europe de la connaissance, Communication de la Commission européenne,
COM(97)563 final.
(7) Commission des Communautés Européennes, Mémorandum
sur l'éducation et la formation tout au long de la vie, SEC(2000) 1832,
Bruxelles, le 30.10.2000.
(8) GMV Conseil, Le marketing à l'école, étude sur les
pratiques commerciales dans les écoles réalisée à
la demande de la Commission européenne, octobre 1998.
(9) Adult learning and Technology in OECD Countries, OECD Proceedings, Paris,
1996.