Les plus jeunes ne sont pas simplement des cibles ponctuelles que telle ou
telle campagne publicitaire incite à des achats particuliers. On sait
qu’au-delà des « parts de marché » qu’ils représentent
à court terme, les enfants sont considérés par les firmes
comme de futurs consommateurs qu’il faut fidéliser à leurs marques
: « Vos parts de marché grandissent avec lui », claironnent
à l’adresse des annonceurs les spécialistes du « Baby marketing
» (1). Mais la dimension du conditionnement publicitaire dépasse
largement ces stratégies commerciales prises isolément. La visée
profonde du « système-pub » est d’inculquer aux futurs citoyens
l’idéologie de la consommation, cette autre face indispensable de la
« marchandisation du monde ».
Conduites de consommation, styles de vie, modes de pensée : c’est un
modèle uniforme d’individus illusoirement libres que façonnent
chez les petits et grands enfants ces publicités qui rythment l’espace
médiatique (2). Dressage du sujet-consommateur, focalisé sur le
mythe du produit salvateur, qui doit doper son existence de jouissance et de
puissance. Schéma d’absorption des choses de la vie et du monde, qu’il
faut « croquer à pleines dents », à commencer par
les fleurons de l’industrie audiovisuelle (films, feuilletons, émissions
« grand public », albums, stars à la mode, etc.). Légitimation
d’une violence des pulsions, nommées « envies », et bientôt
érigées en « droits de consommer » que de jeunes tyrans
imposeront à leurs proches (3). Impératif d’une permanente exhibition
de soi, « l’identité » ne consistant plus qu’en des signes
extérieurs -publicitaires, sportifs ou religieux, par lesquels chacun
croit distinguer son « moi je » des autres. Modèle enfin
d’un devenir sans cesse en mutation, impossible à maîtriser au
sein d’un « monde qui bouge », qui oblige à « changer
pour changer » au gré des modes et des événements
médiatiques, et engendre une soumission chronique au groupe (jeune ou
moins jeune), supposé lui-même toujours en mouvement...
Cette empreinte idéologique est aux antipodes de la formation critique
du citoyen. On comprend dès lors qu’ayant réussi à circonvenir
les médias, le système publicitaire s’en soit pris à l’école,
-l’ultime sanctuaire d’une résistance possible.
Si l’on pouvait dire, il n’y a guère, que « La pub agit masquée
dans les écoles » (4), il est clair maintenant qu’elle a jeté
le masque. Dans le sillage du laisser-faire européen, qui ouvre l’école
au marketing bien tempéré (5), la publicité a fait entrer
la « pensée de marché » dans l’Education (6). L’usage
des « mallettes pédagogiques » offertes ou sponsorisées
par de grandes marques, se généralise : des multinationales de
l’alimentation, de l’informatique, de l’automobile assaillent les enseignants
de leur dévouement citoyen, en leur expliquant comment disposer les enfants
à mieux manger, mieux calculer ou mieux conduire. Simultanément,
des partenariats s’organisent en vue de faire connaître et de faire aimer
aux élèves la très fameuse « vie de l’entreprise
», à laquelle seuls les chômeurs auront la chance d’échapper
(7). Depuis quatre ans, une circulaire officielle, élargissant le vieux
principe de « neutralité scolaire » au concept innovant de
« neutralité commerciale », autorise les établissements
scolaires à se trouver des partenaires et les partenaires à faire
apparaître leurs marques - « discrètement », certes-
sur leurs documents (8).
Les dérives ont été immédiates. Sous les auspices
de Jack Lang, par exemple le ministère de l’Education
nationale s’est adressé à une marque de vêtements pour stopper
la violence à l’école (9). A la même époque, le ministère,
s’appuyant sur cette circulaire, justifiait un jeu boursier -les « Masters
de l’économie »- qui entraînait les élèves
à gérer un portefeuille fictif de 40000 € : ainsi forme-t-on les
meilleurs esprits, futurs « managers », à devenir les «
maîtres » des moins bons, futurs consommateurs.
D’un côté, on cautionne la culture de la consommation, de l’autre,
on célèbre les vertus de l’actionnariat. Et voici les jeunes subtilement
préparés au destin économico-social qu’ils sont appelés
à choisir « librement », et qu’on baptise parfois, si judicieusement,
« projet personnel »...
La prise de distance souhaitable par rapport à cette idéologie
de la consommation, idéologie du présent, nécessite de
se référer aux façons d’exister et à la «
représentation du monde » des hommes qui nous précèdent.
Pour toute conscience éprise de liberté, c’est la condition première
du recul critique, de cet esprit critique que doit former l’école – à
l’encontre du perpétuel sophisme de l’immersion que propagent les pédagogues
de la soumission au monde tel qu’il est (10). Mais il y a davantage. Le «
passé », en réalité, n’est jamais dépassé
: il irrigue ce présent lui-même qui feint de l’oublier. Ainsi,
éduquer, c’est transmettre le passé vivant et ses leçons
d’humanité, que celles-ci aient trait à l’émergence de
la conscience personnelle ou aux dimensions collectives de la vie humaine. Le
simple rappel de certaines fables de La Fontaine comme Le Loup et le Chien ou
Le Savetier et le Financier nous en dit long sur l’aliénation économique
de la « société de consommation », et la méditation
de certaines pages de Montesquieu demeurent très éclairantes sur
l’imposture démocratique qui régit la « République
» dans laquelle nous vivons. Ajoutons que la connaissance du passé
–le devoir de mémoire – ne signifie pas admiration aveugle, et que les
leçons de l’histoire sont aussi celles des erreurs qu’il ne faut pas
reproduire (celles qui montrent en particulier que les civilisations sont mortelles,
contrairement à ce que croient les inconscients partisans d’une croissance
illimitée).
J’ai déjà expliqué en quoi l’humanisme dont je me réclame
est aux antipodes de l’idéologie de la consommation et de la croissance
(11). Je voudrais simplement ajouter qu’il est aussi, historiquement, à
l’opposé de ce « réalisme impérialiste » qui
sévit chaque jour dans nos médias, puisqu’il a inventé
et cultivé la notion d’utopie, c’est-à-dire cette idée
fondamentale que nous pouvons créer un ordre différent de l’actuel
désordre établi (que ses défenseurs nomment « la
réalité »)…Ainsi, la transmission de notre héritage
culturel, bien comprise, nous donne la capacité formidable de dé-croire
à la croissance économique. Pour vouloir à la fois la croissance
de l’être de toute personne et l’émancipation de tous les hommes.
Notes :
(1) Stratégies n°1174, 19-01-01, p. 57. Page illustrée d’une
photo de bébé, avec la légende : « Votre meilleur
vendeur ». Selon les gens du métier, deux tiers des produits consommés
par les enfant le seront encore à l’âge adulte. L’enfant influencerait
près de la moitié des achats familiaux.
(2) Sur le conditionnement culturel des enfants, cf. François Brune,
Le Bonheur conforme, pp. 243-262.
(3) Violence familiale qui favorise la délinquance : « Il faut
interdire les publicités dans lesquelles les enfants sont mis en position
de toute puissance à l’égard de leurs parents » déclare
Lionel Deniau, président de l’Association des Instituts de Rééducation.
(4) Libération, 22-02-96.
(5) En 1998, la Commission européenne a commandé un rapport sur
ce sujet à un consultant « spécialisé », GMV
Conseils. Tout en préconisant des garde-fous, ce rapport vante les avantages
« matériels mais aussi pédagogiques » de l’introduction
du marketing à l’école : « d’une part la pénétration
du marketing à l’école ouvre celle-ci au monde de l’entreprise
et aux réalités de la vie et de la société, et d’autre
part elle permet d’éduquer les élèves aux questions de
consommation en général et aux techniques publicitaires en particulier.
»
(6) La pub à l’école va de pair avec l’appropriation, par les
marchands, de son contenu éducatif. Lire les ouvrages et articles de
Nico Hirtt.
(7) Lire, dans la Lettre de Casseurs de pub n°17 (www.casseursdepub.org),
l’impressionnant tableau des bavures du « système pub » en
milieu scolaire que dresse Paul Ariès, auteur de Putain de ta marque
! (Golias, 2003).
(8) Il s’agit du « Code de bonne conduite des interventions des entreprises
en milieu scolaire », (circulaire n° 2001-053 du 28mars 2001, publiée
le 5 avril 2001) établi en mars 2001 et maintenu malgré plusieurs
demandes d’annulation : sous couvert d’endiguer le flot, l’autorité responsable
le légitime.
(9) Sur les tee-shirts Morgan (vendus 100 F) était imprimé le
slogan : « Le respect, ça change l’école ». Où
se retrouve, comme par hasard, le poncif du nécessaire « changement
» associé à « l’école » ...
(10) Ce sophisme de l’immersion allégué sempiternellement par
les bonnes âmes : la pub est « dans la vie » ; or, l’école
ne doit pas être « en dehors de la vie » ; donc, la pub doit
pénétrer l’école. On invite le loup dans la bergerie, pour
mieux protéger le troupeau de ses crocs.
(11) De l’Idéologie aujourd’hui, Chap. 14 : « Pour une société
de frugalité » (Parangon, nouvelle édition augmentée,
sept. 2005)