RAP

L'enfant et l'école, proies des publicitaires.

 

par François Brune

 

Les plus jeunes ne sont pas simplement des cibles ponctuelles que telle ou telle campagne publicitaire incite à des achats particuliers. On sait qu’au-delà des « parts de marché » qu’ils représentent à court terme, les enfants sont considérés par les firmes comme de futurs consommateurs qu’il faut fidéliser à leurs marques : « Vos parts de marché grandissent avec lui », claironnent à l’adresse des annonceurs les spécialistes du « Baby marketing » (1). Mais la dimension du conditionnement publicitaire dépasse largement ces stratégies commerciales prises isolément. La visée profonde du « système-pub » est d’inculquer aux futurs citoyens l’idéologie de la consommation, cette autre face indispensable de la « marchandisation du monde ».

Conduites de consommation, styles de vie, modes de pensée : c’est un modèle uniforme d’individus illusoirement libres que façonnent chez les petits et grands enfants ces publicités qui rythment l’espace médiatique (2). Dressage du sujet-consommateur, focalisé sur le mythe du produit salvateur, qui doit doper son existence de jouissance et de puissance. Schéma d’absorption des choses de la vie et du monde, qu’il faut « croquer à pleines dents », à commencer par les fleurons de l’industrie audiovisuelle (films, feuilletons, émissions « grand public », albums, stars à la mode, etc.). Légitimation d’une violence des pulsions, nommées « envies », et bientôt érigées en « droits de consommer » que de jeunes tyrans imposeront à leurs proches (3). Impératif d’une permanente exhibition de soi, « l’identité » ne consistant plus qu’en des signes extérieurs -publicitaires, sportifs ou religieux, par lesquels chacun croit distinguer son « moi je » des autres. Modèle enfin d’un devenir sans cesse en mutation, impossible à maîtriser au sein d’un « monde qui bouge », qui oblige à « changer pour changer » au gré des modes et des événements médiatiques, et engendre une soumission chronique au groupe (jeune ou moins jeune), supposé lui-même toujours en mouvement...

Cette empreinte idéologique est aux antipodes de la formation critique du citoyen. On comprend dès lors qu’ayant réussi à circonvenir les médias, le système publicitaire s’en soit pris à l’école, -l’ultime sanctuaire d’une résistance possible.
Si l’on pouvait dire, il n’y a guère, que « La pub agit masquée dans les écoles » (4), il est clair maintenant qu’elle a jeté le masque. Dans le sillage du laisser-faire européen, qui ouvre l’école au marketing bien tempéré (5), la publicité a fait entrer la « pensée de marché » dans l’Education (6). L’usage des « mallettes pédagogiques » offertes ou sponsorisées par de grandes marques, se généralise : des multinationales de l’alimentation, de l’informatique, de l’automobile assaillent les enseignants de leur dévouement citoyen, en leur expliquant comment disposer les enfants à mieux manger, mieux calculer ou mieux conduire. Simultanément, des partenariats s’organisent en vue de faire connaître et de faire aimer aux élèves la très fameuse « vie de l’entreprise », à laquelle seuls les chômeurs auront la chance d’échapper (7). Depuis quatre ans, une circulaire officielle, élargissant le vieux principe de « neutralité scolaire » au concept innovant de « neutralité commerciale », autorise les établissements scolaires à se trouver des partenaires et les partenaires à faire apparaître leurs marques - « discrètement », certes- sur leurs documents (8).

Les dérives ont été immédiates. Sous les auspices de Jack Lang, par exemple le ministère de l’Education nationale s’est adressé à une marque de vêtements pour stopper la violence à l’école (9). A la même époque, le ministère, s’appuyant sur cette circulaire, justifiait un jeu boursier -les « Masters de l’économie »- qui entraînait les élèves à gérer un portefeuille fictif de 40000 € : ainsi forme-t-on les meilleurs esprits, futurs « managers », à devenir les « maîtres » des moins bons, futurs consommateurs.
D’un côté, on cautionne la culture de la consommation, de l’autre, on célèbre les vertus de l’actionnariat. Et voici les jeunes subtilement préparés au destin économico-social qu’ils sont appelés à choisir « librement », et qu’on baptise parfois, si judicieusement, « projet personnel »...

La prise de distance souhaitable par rapport à cette idéologie de la consommation, idéologie du présent, nécessite de se référer aux façons d’exister et à la « représentation du monde » des hommes qui nous précèdent. Pour toute conscience éprise de liberté, c’est la condition première du recul critique, de cet esprit critique que doit former l’école – à l’encontre du perpétuel sophisme de l’immersion que propagent les pédagogues de la soumission au monde tel qu’il est (10). Mais il y a davantage. Le « passé », en réalité, n’est jamais dépassé : il irrigue ce présent lui-même qui feint de l’oublier. Ainsi, éduquer, c’est transmettre le passé vivant et ses leçons d’humanité, que celles-ci aient trait à l’émergence de la conscience personnelle ou aux dimensions collectives de la vie humaine. Le simple rappel de certaines fables de La Fontaine comme Le Loup et le Chien ou Le Savetier et le Financier nous en dit long sur l’aliénation économique de la « société de consommation », et la méditation de certaines pages de Montesquieu demeurent très éclairantes sur l’imposture démocratique qui régit la « République » dans laquelle nous vivons. Ajoutons que la connaissance du passé –le devoir de mémoire – ne signifie pas admiration aveugle, et que les leçons de l’histoire sont aussi celles des erreurs qu’il ne faut pas reproduire (celles qui montrent en particulier que les civilisations sont mortelles, contrairement à ce que croient les inconscients partisans d’une croissance illimitée).

J’ai déjà expliqué en quoi l’humanisme dont je me réclame est aux antipodes de l’idéologie de la consommation et de la croissance (11). Je voudrais simplement ajouter qu’il est aussi, historiquement, à l’opposé de ce « réalisme impérialiste » qui sévit chaque jour dans nos médias, puisqu’il a inventé et cultivé la notion d’utopie, c’est-à-dire cette idée fondamentale que nous pouvons créer un ordre différent de l’actuel désordre établi (que ses défenseurs nomment « la réalité »)…Ainsi, la transmission de notre héritage culturel, bien comprise, nous donne la capacité formidable de dé-croire à la croissance économique. Pour vouloir à la fois la croissance de l’être de toute personne et l’émancipation de tous les hommes.

Notes :

(1) Stratégies n°1174, 19-01-01, p. 57. Page illustrée d’une photo de bébé, avec la légende : « Votre meilleur vendeur ». Selon les gens du métier, deux tiers des produits consommés par les enfant le seront encore à l’âge adulte. L’enfant influencerait près de la moitié des achats familiaux.
(2) Sur le conditionnement culturel des enfants, cf. François Brune, Le Bonheur conforme, pp. 243-262.
(3) Violence familiale qui favorise la délinquance : « Il faut interdire les publicités dans lesquelles les enfants sont mis en position de toute puissance à l’égard de leurs parents » déclare Lionel Deniau, président de l’Association des Instituts de Rééducation.
(4) Libération, 22-02-96.
(5) En 1998, la Commission européenne a commandé un rapport sur ce sujet à un consultant « spécialisé », GMV Conseils. Tout en préconisant des garde-fous, ce rapport vante les avantages « matériels mais aussi pédagogiques » de l’introduction du marketing à l’école : « d’une part la pénétration du marketing à l’école ouvre celle-ci au monde de l’entreprise et aux réalités de la vie et de la société, et d’autre part elle permet d’éduquer les élèves aux questions de consommation en général et aux techniques publicitaires en particulier. »
(6) La pub à l’école va de pair avec l’appropriation, par les marchands, de son contenu éducatif. Lire les ouvrages et articles de Nico Hirtt.
(7) Lire, dans la Lettre de Casseurs de pub n°17 (www.casseursdepub.org), l’impressionnant tableau des bavures du « système pub » en milieu scolaire que dresse Paul Ariès, auteur de Putain de ta marque ! (Golias, 2003).
(8) Il s’agit du « Code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire », (circulaire n° 2001-053 du 28mars 2001, publiée le 5 avril 2001) établi en mars 2001 et maintenu malgré plusieurs demandes d’annulation : sous couvert d’endiguer le flot, l’autorité responsable le légitime.
(9) Sur les tee-shirts Morgan (vendus 100 F) était imprimé le slogan : « Le respect, ça change l’école ». Où se retrouve, comme par hasard, le poncif du nécessaire « changement » associé à « l’école » ...
(10) Ce sophisme de l’immersion allégué sempiternellement par les bonnes âmes : la pub est « dans la vie » ; or, l’école ne doit pas être « en dehors de la vie » ; donc, la pub doit pénétrer l’école. On invite le loup dans la bergerie, pour mieux protéger le troupeau de ses crocs.
(11) De l’Idéologie aujourd’hui, Chap. 14 : « Pour une société de frugalité » (Parangon, nouvelle édition augmentée, sept. 2005)


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