R.A.P.
Espace publicitaire et espace public
par Maurice Pergnier
Linguiste, sémiologue, écrivain,
Professeur émérite à l’université Paris-XII,
auteur notamment de La Publicratie (1992)
Éléments de réflexion
Pratique relativement récente dans l’histoire de l’humanité,
l’affichage publicitaire s’inscrit dans l’espace sans qu’un
véritable fondement du droit ait été dégagé
en théorie et en jurisprudence.
Selon une conception simpliste de la relation commerciale publicitaire, un particulier
met à la disposition d’une entreprise d’affichage une partie
de sa propriété (mur, terrain, toit), moyennant un loyer pour
l’utilisation de ce bien. Cette vue simpliste du bail publicitaire repose
sur le principe que l’affiche occupe – et n’occupe que –
le support qui lui est alloué. Or, ce principe est faux dans ses fondements.
1.- La notion d’ « espace publicitaire » est utilisée
dans le lexique commercial pour désigner, non un espace, mais une surface
sur laquelle peuvent être apposées des affiches. Ces surfaces (utilisant
des supports existants, tels que des murs, ou installées sur des supports
ad hoc) sont concédées à des sociétés qui,
à leur tour, les exploitent pour le compte d’annonceurs. Cet usage
commercial du terme est impropre et ne rend aucunement compte de la relation
qu’entretiennent l’affichage commercial et l’espace. Au contraire,
elle en masque la véritable nature.
L’affichage publicitaire s’inscrit dans un espace à trois
dimensions, et non deux. Une affiche publicitaire n’est pas un simple
objet (le plus souvent une feuille de papier) apposé sur une surface
plane ; c’est un objet émetteur de signaux visuels. La définition
de l’espace occupé par cet objet se confond donc avec celle de
l’espace global dans lequel ces signaux peuvent être captés
par des récepteurs. La perception des signaux visuels dans cet espace
est la raison d’être première et ultime de l’affiche
publicitaire.
Bien que non reconnue en théorie et en droit, cette réalité
de l’espace occupé par l’affiche publicitaire est avérée
de facto par différentes constatations pratiques.
- Les « espaces publicitaires », au sens commercial du terme (c’est-à-dire
les supports matériels de l’affiche), ont une valeur marchande
extrêmement variable, non pas en fonction de leur surface ou de leur qualité
physique, mais en fonction de la façon dont ils s’inscrivent dans
l’espace public, en l’occurrence en fonction du nombre de spectateurs
pouvant être atteints par les signaux dans un rayon visuel donné.
- L’affichage publicitaire fait l’objet de limitations et de réglementations
légales. Par exemple, il est prohibé dans un certain « périmètre
» autour des monuments historiques, ce « périmètre
» se définissant approximativement comme l’espace dans lequel
les affiches peuvent être vues en même temps que le monument. Ce
« périmètre » se confond donc avec l’espace
occupé par l’affiche.
Ces constatations manifestent clairement que l’espace occupé par
une affiche n’est pas celui qu’elle recouvre matériellement,
mais celui dans lequel elle « agit ».
2.- Les considérations purement géométriques n’épuisent
en effet pas la définition de cet espace. Il faut y ajouter les considérations
qualitatives qui en font un espace spécifiquement humain. Le support
de l’affiche n’est pas recherché seulement en fonction de
l’empan visuel qu’il couvre ; il est, bien évidemment, recherché
en fonction de la densité de « cerveaux disponibles » –
pour reprendre une formule devenue célèbre – qui circulent
dans cet espace. Une affiche apposée au milieu du Sahara, même
sur la dune la plus haute, ne répondrait guère à sa vocation
d’affiche...
L’affichage peut rechercher un support à très vaste portée
visuelle (par exemple, à la campagne, le mur d’une maison située
sur une colline), ou un support dont la portée visuelle est faible, mais
la concentration en « cerveaux disponibles » élevée
(par exemple, quai de métro). L’idéal est évidemment
atteint lorsque les deux critères s’additionnent, comme dans le
cas du toit d’un immeuble bordant le boulevard périphérique
parisien.
Nul ne songerait à réduire la définition d’un phare
à l’emplacement et à la matérialité de sa
lanterne. Cette lanterne n’a de raison d’être que par la «
portée » à distance de ses rayons, et par le signal spécifique
qu’ils émettent. Il en va de même de l’affiche.
L’affiche ne réalise son existence d’affiche que dans les
cerveaux des individus qui la regardent. Ce sont ces « cerveaux »
potentiellement « disponibles » qui constituent le véritable
espace dans lequel l’affichage publicitaire se déploie.
Le support est contingent ; seul le signal couvrant un certain espace visuel
est constitutif de l’affichage publicitaire (c’est pourquoi on appellera
ici « affiche » tout signal publicitaire visuel, quel que soit son
support matériel, le papier collé sur une surface n’étant
que le plus courant de ces supports).
3.- Il résulte de ces constatations que les entreprises d’affichage
publicitaire vendent à leurs clients quelque chose qui ne leur appartient
pas : une tranche d’espace public. L’affiche occupe le « périmètre
» visuel vers lequel elle est orientée et sur lequel elle a pour
but d’exercer son emprise. Elle usurpe donc visuellement l’espace
public et privé environnant. C’est cet espace environnant qui est,
en réalité, loué à l’afficheur par le propriétaire
du support et sous-loué par l’afficheur à l’annonceur.
Cas d’espèce courant : un particulier loue à un afficheur
le pignon aveugle de sa maison, située à un carrefour de rues
; il est payé pour cela sans subir la moindre nuisance, du fait que ses
portes et fenêtres sont orientées dans une autre direction. En
revanche, les occupants de l’immeuble qui fait face au pignon sur lequel
est apposée une affiche subissent la nuisance dès qu’ils
regardent par leur fenêtre, mais ne touchent pas un sou de dédommagement.
En bonne logique, ce n’est pas le particulier propriétaire du support
qui devrait être rémunéré pour l’apposition
de l’affiche ; ce sont ses voisins et tous les utilisateurs de la voie
publique qui devraient être indemnisés pour cette préhension
de leur espace.
4.- L’occupation indue de l’espace environnant n’est pas
une conséquence indirecte de l’affichage publicitaire : c’est
sa raison d’être même. Sans prédation de l’espace
visuel entourant son support, l’affichage publicitaire n’existe
tout simplement pas.
Le degré de prédation de l’espace se mesure en termes de
coûts et de bénéfices commerciaux : plus le site répond
concurremment aux deux critères énoncés ci-dessus, plus
la location de ce site atteint des sommes considérables, et plus le bénéfice
commercial attendu est élevé. C’est la preuve patente que
l’annonceur ne loue pas l’espace occupé par son dispositif
publicitaire, mais l’espace couvert par son signal publicitaire, qui peut
être une vaste portion d’une ville.
Cas d’espèce courant : un dispositif publicitaire (logo en relief
et lumineux) est placé sur le toit d’un immeuble en retrait d’une
autoroute urbaine. Le signal n’est pas sur le toit de l’immeuble
; il a été conçu pour être dans le cerveau des milliers
de conducteurs et de passagers qui circulent en dessous, sur la chaussée.
Le toit d’un immeuble bordant le boulevard périphérique
parisien – surtout dans les quartiers populaires – n’a, en
effet, aucune valeur marchande intrinsèque. Il ne peut être loué
à prix d’or que parce que le propriétaire de l’immeuble
loue quelque chose qui ne lui appartient pas : l’espace urbain (plus précisément,
les « cerveaux disponibles » qui y circulent). En bonne logique,
l’essentiel des bénéfices de la location ne devrait pas
revenir au propriétaire de l’immeuble, mais aux collectivités
locales.
5.- Pourquoi interdit-on que soient apposées des affiches publicitaires
sur le palais du Louvre, la cathédrale Notre-Dame ou le Mont-Saint-Michel
? Poser la question, c’est y répondre. Chacun sait bien que ce
serait dégradant pour ces monuments et ceux qui les regardent. Mieux,
on interdit l’affichage dans les périmètres de ces bâtiments,
de même que de tout site considéré comme ayant un intérêt
visuel ou devant être respecté pour une raison ou une autre. On
ne saurait reconnaître plus officiellement que l’affichage publicitaire
est un outrage au paysage et au public, une pollution visuelle et mentale, en
somme.
C’est pour la même raison – bien que ne relevant, cette fois,
d’aucune législation – que l’affichage publicitaire
est réservé aux quartiers populaires, et qu’on en voit fort
peu dans les quartiers dits résidentiels. Les habitants de ces quartiers
considèrent – à juste titre ! – que la présence
de panneaux publicitaires offenserait leurs belles façades et introduirait
de la vulgarité dans leur environnement visuel et mental.
C’est dans la périphérie pauvre des grandes villes qu’on
rencontre la plus grande concentration de publicités pour de grosses
voitures et autres produits de luxe, sur les murs des maisons, sur des panneaux
plantés dans les jardins, et sur les clôtures de personnes qui
n’ont pas les moyens d’acheter ces produits, à l’intention
d’autres qui en ont les moyens mais qui ne font que passer au volant de
leur automobile. C’est que les habitants de ces banlieues traversées
par les grandes artères acceptent de vendre la qualité de leur
cadre de vie pour arrondir leurs fins de mois ; ce que les habitants des beaux
quartiers et des banlieues résidentielles n’ont pas besoin de faire.
Quel industriel prospère (même travaillant dans la publicité
!) accepterait que son immeuble de l’avenue Foch soit couvert d’affiches,
ou que soit planté à l’entrée de sa maison de campagne
un immense panneau publicitaire... même vantant ses propres productions
? Il a raison de revendiquer le droit de vivre dans un environnement exempt
d’affiches publicitaires, mais c’est reconnaître que ces dernières
sont une offense à la vue et à l’esprit des particuliers.
6.- Un usager de l’espace public qui – s’estimant offensé
par la présence d’une affiche empiétant sur l’environnement
visuel – la macule, la recouvre ou la retire ne vise pas à détériorer
un support constitué de papier (ou d’un matériau quelconque)
; il vise à neutraliser le signal qui en émane et qui couvre l’espace
environnant, dans un rayon qui peut être vaste.
Les signaux publicitaires agissent à la façon des ondes (par exemple,
hertziennes), qui se propagent dans l’espace à partir d’une
source ; mais, alors qu’il existe des moyens techniques de neutraliser
ou brouiller ces ondes, il n’en existe pas pour neutraliser les «
ondes » des signaux visuels émis par les affiches. N’ayant
aucun moyen de neutraliser ce signal dans la portion d’espace où
se situe sa véritable existence, l’usager n’a d’autre
recours que de s’attaquer à la source, c’est-à-dire
au support matériel.
L’écart de définition entre l’affiche comme support
et l’affiche comme signal couvrant une portion d’espace public apparaît
dans les procès opposant des afficheurs à des particuliers ayant
détérioré leurs affiches. Le préjudice occasionné
à l’afficheur par la détérioration du support (surtout
lorsqu’il s’agit d’affiches en papier) est relativement modique.
Aussi les dommages et intérêts réclamés à
ce titre par les afficheurs ne sont-ils pas de nature à décourager
les auteurs de ces détériorations. C’est sans doute pourquoi
certains afficheurs tentent de poursuivre ces militants antipublicitaires sur
la base, non de la détérioration de matériel, mais sur
la base d’un manque à gagner occasionné par l’atteinte
portée au signal (c’est ainsi qu’à la suite d’une
vague de manifestations contre l’affichage dans le métro parisien,
en 2003, la régie publicitaire de la RATP a réclamé que
les quelques manifestants identifiés fussent condamnés à
des sommes astronomiques de dommages et intérêts). Ce mode d’approche
est sans doute plus en rapport avec la réalité des sommes engagées,
et des retours financiers escomptés de l’affichage, mais, ce faisant,
les afficheurs reconnaissent que la réalité de leurs affiches
ne se situe pas sur la surface concrète qui les porte, mais bien dans
l’espace ambiant, sur lequel elles exercent leur prédation.
En dernier ressort, l’espace dans lequel s’inscrit l’affichage
publicitaire se définit en termes économiques (coût de location
du support, bénéfice commercial escompté de l’utilisation
de ce support). Mais cet espace économique fonctionne sur la base d’une
prédation de l’espace proprement dit. Une saine gestion économique
de cet espace devrait inverser les termes du rapport, pour le rendre conforme
à la réalité : le prix de location des supports à
leur propriétaire devrait être uniforme, en fonction de leur seule
surface et indépendamment de leur localisation ; en revanche, le prix
résultant du marché, en raison de la localisation du panneau (c’est-à-dire
résultant du degré de prédation de l’espace), devrait
revenir aux vrais détenteurs de cet espace, c’est-à-dire
d’abord aux collectivités publiques, et secondairement aux particuliers
qui le peuplent. Le montant de cette taxe sur le véritable « espace
publicitaire » pourrait naturellement être établi sur la
base de l’offre et de la demande.
Cela ne réduirait en rien la nuisance de l’affichage publicitaire
dans l’espace public. Mais cela rétablirait du moins la vérité
du rapport économique sur lequel il est fondé.
(Printemps 2006)
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